L’intégrité numérique fait peu à peu son chemin dans le débat juridique contemporain. Si elle n’est pas encore consacrée comme un droit fondamental à l’échelle internationale, elle s’impose comme une nécessité dans un monde où notre vie en ligne est devenue indissociable de notre existence physique. Nos données, notre réputation numérique, nos interactions sur les réseaux sociaux forment une extension de nous-mêmes, et les atteintes que nous subissons en ligne peuvent avoir des répercussions bien réelles sur notre bien-être, notre dignité ou nos perspectives professionnelles.
Deux grandes conceptions s’opposent aujourd’hui : pour certains, il suffit d’étendre les droits existants – comme le droit à la vie privée, l’honneur ou la réputation – à l’espace numérique. Pour d’autres, le monde en ligne possède des caractéristiques propres qui justifient une protection juridique spécifique. L’espace numérique ne se contente pas de reproduire le monde physique : il fonctionne selon ses propres dynamiques, ses propres logiques, avec des enjeux inédits liés à l’identité, à la traçabilité des comportements, à la viralité de l’information ou à la centralisation du pouvoir entre les mains de quelques grandes plateformes. Cette deuxième approche me paraît la plus convaincante, car le risque d’atteinte dans l’espace numérique est suffisamment important pour justifier la création d’un droit à l’intégrité numérique.
Dans cette perspective, l’intégrité numérique ne signifie pas pour autant que nos avatars numériques ou profils en ligne devraient bénéficier de droits propres. Ce sont les individus, bien réels, qui doivent être protégés, car ce sont eux qui subissent les conséquences des atteintes en ligne. Il ne s’agit donc pas de créer des droits pour des entités virtuelles, mais d’adapter la protection des droits fondamentaux aux enjeux du numérique.
Cette réflexion s’inscrit dans un débat plus large sur l’opportunité de légiférer pour encadrer le développement de nouvelles technologies ou de nouveaux secteurs économiques. En réalité, la réponse à cette question dépend du domaine juridique concerné. Dans certains cas, une interprétation évolutive des normes suffit. C’est le cas, par exemple, des règles du droit civil sur la protection de la personnalité. Dans d’autres domaines, notamment le droit pénal, une adaptation législative est nécessaire pour répondre aux défis spécifiques de l’espace numérique. Un colloque organisé à l’Université de Neuchâtel en 2020 a permis de faire le point sur ces enjeux, et a donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif intitulé Le droit à l’intégrité numérique : Réelle innovation ou simple évolution du droit ? (Florence Guillaume et Pascal Mahon [édit.], Helbing Lichtenhahn, Bâle/Neuchâtel 2021). Ces recherches ont mis en évidence l’hétérogénéité des situations juridiques et la nécessité d’une approche nuancée.
La Suisse illustre bien cette dynamique. Si une loi fédérale spécifique sur l’intégrité numérique n’est pas à l’ordre du jour, plusieurs cantons ont déjà franchi le pas en inscrivant ce droit dans leurs constitutions (Genève [depuis 2023] et Neuchâtel [depuis 2024]). Ce mouvement pourrait, à terme, favoriser une reconnaissance nationale, voire internationale, de l’intégrité numérique comme droit fondamental. La signature par la Suisse, le 27 mars 2025, de la Convention du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme constitue une avancée majeure vers la reconnaissance de la nécessité d’adapter les droits fondamentaux aux nouvelles réalités technologiques. A cette occasion, la Suisse a clairement affirmé « son engagement en faveur d’une utilisation des technologies de l’IA à la fois responsable et conforme aux droits fondamentaux » (DETEC, Communiqué de presse du 26.03.2025).
La reconnaissance d’un droit fondamental à l’intégrité numérique est importante notamment dans l’environnement des grandes plateformes en ligne. Des acteurs majeurs tels que Google, Instagram ou X (anciennement Twitter) exercent aujourd’hui une influence considérable sur nos vies. Reconnaître l’intégrité numérique comme un droit fondamental, à l’instar de la dignité humaine ou la vie privée, reviendrait à exiger de ces acteurs qu’ils respectent ce droit de façon universelle, indépendamment de leur origine ou de leur modèle d’affaires. A la différence des réglementations sectorielles – par exemple, celles visant les grandes plateformes en ligne – ou technologiques, comme celles encadrant l’intelligence artificielle, l’intégrité numérique ne dépend ni du type de technologie ni du service concerné. Une telle reconnaissance permettrait ainsi d’assurer une protection inconditionnelle des individus dans l’espace numérique, au-delà des logiques sectorielles ou technologiques.
En fin de compte, l’objectif est clair : faire en sorte que nos droits fondamentaux ne s’arrêtent pas aux portes du numérique. A l’heure où les frontières entre le réel et le virtuel s’estompent, il est temps d’adapter notre droit à cette nouvelle réalité – non pas en créant des fictions juridiques pour nos identités numériques, mais en affirmant, avec force, que chaque personne mérite une protection pleine et entière, quel que soit l’espace dans lequel elle évolue.
Suggested citation : Guillaume Florence, L’intégrité numérique : de la nécessité de protéger plus efficacement les droits fondamentaux à l’ère des plateformes en ligne, Blog of the LexTech Institute, 30 April 2025
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Professor of Private International Law at the University of Neuchâtel | Research focus on legal issues of digitalization (blockchain, platforms, AI, digital integrity) | Founder of the LexTech Institute