L’attaque récente contre le Capitole américain conduite par une foule d’extrémistes de la droite pro-Trump a bouleversé le monde – occidental en particulier – de par sa forte symbolique. Les institutions de la plus ancienne démocratie moderne ont été délibérément visées par des citoyens américains dans le but de renverser des élections présidentielles qui se sont déroulées de manière démocratique et dont l’ex-vice-président Joe Biden est ressorti vainqueur, afin de maintenir le président Donald Trump au pouvoir.

Les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter se sont très vite retrouvés sous les feux des projecteurs au vu de leur rôle de plus en plus évident dans cette attaque contre la démocratie. Il est indéniable que ces plateformes ont activement contribué à radicaliser une grande portion de la population américaine en permettant la prolifération de « fake news » qui visent à discréditer le processus électoral et à convaincre les internautes que les élections ont été « volées » par le parti démocrate. La campagne de désinformation menée par Donald Trump et ses alliés, et largement reprise par plusieurs groupes conspirationnistes tels que QAnon, a été particulièrement efficace car ceux-ci ont bénéficié d’une aide précieuse inattendue. Leurs propos incendiaires ont été propulsés à travers les réseaux sociaux grâce aux algorithmes de Facebook et Twitter.

Ces algorithmes utilisent les données personnelles des utilisateurs afin d’identifier le contenu qui génère de fortes émotions, quelle que soit sa véracité, dans le but de le promouvoir auprès du plus grand nombre possible d’utilisateurs. C’est en effet ce type de contenu qui assure aux plateformes un taux d’engagement élevé, et par conséquent une plus grande monétarisation de la publicité. Cette faiblesse du système est constamment exploitée par des acteurs motivés politiquement et qui ont pour dessein d’influencer l’opinion publique. Les réseaux sociaux sont ainsi devenus l’un des principaux vecteurs d’idées populistes. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau, ni propre aux États-Unis. Le scandale Facebook-Cambridge Analytica a démontré que les données personnelles de millions d’utilisateurs Facebook ont pu être exploitées de manière à influencer les électeurs britanniques sur la question du Brexit. De même en France, les réseaux sociaux ont influencé le mouvement des gilets jaunes avec la prolifération de fausses informations, ce qui a notamment conduit à une défiance envers les médias traditionnels. Ce même mécanisme peut être observé à travers le monde et a été accentué avec la crise liée au Covid-19. La désinformation sur les réseaux sociaux contribue à compliquer la tâche des autorités face à la pandémie.

Dans une tentative d’endiguer le phénomène de désinformation au sujet des élections présidentielles américaines qui, selon le FBI, continue à représenter une grande menace envers les institutions de chacun des états du pays à l’aube de la transition de pouvoir – qui aura lieu aujourd’hui-même –, les géants du Web ont simultanément pris des mesures coercitives à l’encontre des principaux réseaux de propagande. C’est ainsi que le président américain sortant a vu son compte Twitter être suspendu avant de se faire purement et simplement bannir de la plateforme. Facebook, Instagram, YouTube et Snapchat ont suivi peu après en prenant des mesures similaires à son encontre. En parallèle, Twitter a fermé 70’000 comptes liés à QAnon et Facebook a supprimé le contenu du groupe pro-Trump « stop the steal ». Le réseau social Parler, qui était devenu la plateforme refuge des conservateurs, a également été visée par les GAFAM. Apple et Google ont supprimé l’application Parler de l’App Store et de Google Play respectivement, et Amazon a cessé de fournir ses serveurs pour le stockage des données de l’application en raison du refus de ce réseau social de prendre les mesures requises pour limiter les contenus haineux et les appels à la violence.

Bien que chacune de ces mesures semble appropriée et nécessaire face aux dangers actuels qu’encourent les institutions américaines, elles dévoilent le pouvoir presque infrangible dont bénéficient les GAFAM sur l’ensemble de la population, et même sur les personnalités politiques. Il paraît invraisemblable qu’une poignée de sociétés privées puissent exploiter les données personnelles de millions d’utilisateurs avec pratiquement aucune responsabilité et qu’elles aient une telle influence sur la manière dont tout un chacun façonne son opinion politique. Ce pouvoir considérable est d’autant plus inquiétant que le cadre réglementaire actuel – ou l’absence de cadre – laisse les États dépourvus de moyens face aux réseaux sociaux et que la lourde tâche de règlementer le contenu mis en ligne a été déléguée à ces mêmes sociétés. Cette inquiétude est notamment partagée par la chancelière allemande Angela Merkel qui considère que la censure entreprise par les géants du Web est « problématique », ainsi que par le ministre français de l’économie Bruno Le Maire pour qui « la régulation des géants du numérique ne peut pas se faire par l’oligarchie numérique elle-même » (voir La censure de Donald Trump par les géants du web dérange l’Europe, RTS info, 12 janvier 2021).

Selon un récent rapport de la Chambre des représentants américains, le pouvoir monopolistique des GAFAM représente une menace pour la démocratie. Ces sociétés sont devenues si puissantes qu’elles « érodent l’entreprenariat, dégradent la vie privée en ligne des américains et affaiblissent le dynamisme de la presse libre et diversifiée. Il en résulte une baisse de l’innovation, moins de choix pour les consommateurs et une démocratie affaiblie ». Le sénat américain a notamment convoqué les représentants de Google, Facebook et Apple en 2020 afin d’évaluer la nécessité d’introduire un nouveau cadre réglementaire et de démanteler les GAFAM dans le but de réduire leur pouvoir monopolistique. L’Union Européenne a pour sa part introduit en 2018 le RGPD qui vise à renforcer la protection des données des utilisateurs et la confiance des citoyens et entreprises dans le marché unique du numérique. Deux projets de nouveaux règlements sont en train d’être examinés pour créer un espace numérique plus sûr dans lequel les droits fondamentaux de tous les utilisateurs de services numériques sont protégés (Digital Services Act et Digital Markets Act). En France, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a infligé des amendes record à l’encontre de Google et d’Amazon pour le non-respect de la loi sur le ciblage publicitaire. On peut ainsi observer une prise de conscience de ces gouvernements quant à la nécessité de revoir le cadre législatif applicable à l’espace numérique dans le but de garantir les droits des utilisateurs.

Le gouvernement fédéral suisse est, quant à lui, resté passablement inactif sur cette problématique pourtant centrale. Les entreprises suisses ont tout de même été largement contraintes à appliquer le RGPD au vu de sa portée extraterritoriale. C’est au niveau cantonal que le débat relatif au respect des droits fondamentaux dans l’espace numérique prend place. La Commission 2 de la Constituante du canton du Valais propose d’intégrer un droit à l’intégrité numérique dans la future Constitution valaisanne avec un article prévoyant que « [t]out être humain a droit à l’intégrité numérique ». La section genevoise du PLR a également lancé en septembre 2020 un projet d’initiative populaire visant à intégrer dans la Constitution cantonale un alinéa stipulant que « [t]oute personne a le droit à son intégrité numérique ». Le projet a été abandonné au profit d’un projet de loi constitutionnelle. Mais à elle-seule, la création d’un droit constitutionnel à l’intégrité numérique ne permettra pas de garantir les droits fondamentaux dans l’espace numérique. L’efficacité du droit à l’intégrité numérique face aux GAFAM dépendra entièrement du contenu, de la portée et surtout de la mise en œuvre de ce droit par le législateur.

Quoi qu’il en soit, le débat sur l’opportunité d’un nouveau droit à l’intégrité numérique – inspiré des droits à l’intégrité physique et psychique – permet d’enrichir la réflexion sur les mesures à prendre à l’encontre des GAFAM, ainsi que les outils propres à protéger les droits fondamentaux dans l’espace numérique. Ces questions ont été débattues à l’Université de Neuchâtel en février 2020 à l’occasion du colloque dédié au droit à l’intégrité numérique, conjointement organisé par la Prof. Guillaume et le Prof. Mahon. Le panel d’intervenants s’est notamment demandé si la protection de l’intégrité physique et psychique peut être étendue à l’intégrité numérique. Un ouvrage réunissant les contributions écrites des intervenants s’intitulant « Le droit à l’intégrité numérique – Réelle innovation ou simple évolution du droit ? » a été publié en janvier 2021.

Les événements récents permettent de contextualiser les questions fondamentales traitées par chacun des auteurs de l’ouvrage. L’intérêt collectif des êtres humains, tout comme les valeurs démocratiques, doivent être remis au centre de l’espace numérique afin de garantir les droits fondamentaux. Il en va du maintien du tissu social et de la préservation des institutions démocratiques. Les plateformes numériques et autres réseaux sociaux doivent être ré-imaginés pour que les utilisateurs ne se retrouvent plus dans une position d’esclavagisme numérique de par la récolte et l’exploitation de leurs données personnelles contre leur volonté. La technologie blockchain pourrait contribuer à la création de nouvelles plateformes dont la gouvernance serait distribuée entre les utilisateurs et dont l’autorégulation permettrait de lutter contre la dissémination des contenus illicites ou préjudiciables en garantissant les droits fondamentaux des utilisateurs dans un marché numérique ouvert à la concurrence et affranchi d’acteurs au comportement prédateur.

Texte co-écrit par la Prof. Florence Guillaume et Sven Riva

Auteur(s) de cette contribution :

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Doctorant et assistant de recherche à l'Université de Neuchâtel | Ma recherche se concentre avant tout sur les enjeux juridiques de la numérisation (blockchain, plateformes, IA, intégrité numérique)

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Professeure de droit international privé à l'Université de Neuchâtel | Recherche axée sur les enjeux juridiques de la digitalisation (blockchain, plateformes, IA, intégrité numérique) | Fondatrice du LexTech Institute