Il y a une centaine d’années, alors que le monde subissait les ondes de choc des séismes scientifiques, politiques, industriels et sociaux du XIXème siècle, la Suisse se dotait d’instruments pour façonner les relations entre ouvriers et patrons. Peu à peu un concept général émergea, appelé Paix du travail, ouvrage juridique unique d’identité nationale.

La Paix du travail fournit un cadre aux conventions collectives sectorielles, à la fois larges, précises et contraignantes qui règlent sous la surveillance de l’État les conditions d’un échange du travail entre travailleurs et entreprises. Une personne employée fournit un travail, tout comme une entreprise fournit du travail. La première investit une partie de sa vie, ses compétences et son intelligence dans son travail. La seconde investit son capital, son organisation et sa position économique dans la mise en valeur de ce travail. Chacune voit son rôle comme déterminant dans le développement de la société et veut légitimement défendre ses intérêts. La Paix du travail est une plateforme sur laquelle les tensions produites par l’échange du travail, asymétrique dans la compréhension que ses parties lui prêtent, peuvent être négociées et résolues sans conflits.

Aujourd’hui, nous subissons les ondes de choc du séisme digital au XXème siècle qui a fait émerger un nouveau monde numérique à côté de l’ancien monde entièrement analogique. Tout comme le travail et l’échange de travail sont la clef de l’interaction entre personnes et entreprises dans le monde analogique, les données et l’échange de données sont la clef de l’interaction entre acteurs du monde numérique. Une personne, physique ou morale, fournit ses données à des opérateurs numériques qui fournissent en retour d’autres données – en particulier, les programmes et les algorithmes qui utilisent les données premières et produisent une valeur ajoutée supposée répondre aux besoins numériques de cette personne. La vision que les personnes et les opérateurs ont de leur rôle de fournisseur de données est toutefois asymétrique. Une personne ne contrôle pas la redistribution de la valeur ajoutée des données qu’elle fournit. Suivant ce qu’il en sera fait, les conséquences dans son monde analogique, relationnel et social, pourront être graves pour elle. Du côté de l’opérateur, les conditions dans lesquelles ces données peuvent être obtenues et utilisées sont vaguement définies dans des lois « sur la protection des données », aussi pertinentes et efficaces que les lois « sur la protection des travailleurs » pouvaient l’être à Chicago en 1886.

L’échange de données personnelles doit être régulé, qu’il se déroule entre une personne et un opérateur, entre personnes par l’intermédiaire d’un opérateur, ou entre de multiples opérateurs. Il lui faut des plateformes ancrées dans le monde numérique par des technologies dont les architectures garantiront de bonnes conditions de gouvernance, et dans le monde analogique par des conventions sectorielles et collectives, qui auront force de loi, placées sous la surveillance de l’État. Avec la Paix du travail, la Suisse a développé dans le monde analogique l’expérience pratique, désormais séculaire, de ce type de plateformes.

Entre 2016 et 2019, des expériences de plateformes numériques sectorielles se sont déroulées dans l’agriculture (véritable laboratoire de société en voie de numérisation). Elles visaient à réguler l’échange de données sensibles entre personnes physiques ou morales (paysans ou exploitations) et des opérateurs numériques (privés ou publics), et à définir les termes de l’échange entre opérateurs. Là où les principes de base d’une gouvernance des données furent posés et leur mise en œuvre technique réalisée, les acteurs humains du secteur n’ont cependant pas réussi à les déployer collectivement.

Les principes d’une Paix des données doivent être définis et ancrés dans la culture suisse du XXIème siècle. Notre société y trouvera des avantages suffisants en termes de gouvernance, de protection collective et de potentiel de développement, ainsi que de liberté d’application par secteur, pour surmonter les difficultés pratiques et opérationnelles que cela implique.

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Professeur à l'Institut d'informatique de l'Université de Neuchâtel. Recherche axée sur la conception et le développement de systèmes d'information, la gestion de l'innovation en tant que ressource stratégique, le rôle de l'échelle et de la complexité dans la stratégie d'innovation, les architectures de systèmes complexes, le transfert technologique transdisciplinaire, les systèmes d'information pour la gestion de la biodiversité, l'agronomie et la gestion durable des aliments, de l'eau et de l'énergie.