Pour de nombreux experts et expertes, nous vivons actuellement une quatrième révolution industrielle, succédant aux révolutions de la vapeur, de l’électricité et des technologies de l’information et de la communication. L’internet des objets, l’intelligence artificielle, le machine learning, ou encore la blockchain transforment aujourd’hui les données numériques en matière première pour l’économie, créant ainsi de nouvelles opportunités mais aussi de nouvelles menaces pour la place industrielle suisse. Cette quatrième révolution industrielle est de fait une seconde révolution numérique. Quels en sont les défis pour des régions industrielles traditionnelles telles que l’Arc jurassien ?

Très souvent encore, l’industrie 4.0 est perçue comme un moyen d’augmenter la productivité, d’améliorer la réactivité et de sophistiquer l’offre de nos entreprises face à la concurrence internationale. Cette vision est principalement orientée sur des innovations de processus et d’organisation fondées sur le lean management et sur la spécification des besoins des clients. L’enjeu principal est de proposer une offre à la fois flexible et spécialisée. Poussée à son apogée par les moyens technologiques actuels, cette « spécialisation flexible » n’est toutefois pas l’apanage de notre époque. Elle est en continuité avec la première révolution numérique entamée dans les années 1980 qui a vu l’intégration des commandes numériques et l’essor de « nouveaux espaces industriels flexibles » (Scott A. (1988), New Industrial Spaces, London: Pion) capables de s’adapter aux changements de la demande globale. L’industrie de l’Arc jurassien a souvent été citée comme l’un de ces nouveaux espaces industriels.

Bien que les défis d’adaptabilité, de productivité et de diversification restent des enjeux centraux pour la survie des entreprises industrielles, le défi véritablement nouveau de la révolution numérique actuelle est celui du modèle d’affaire et du « capitalisme de plateforme » (Srnicek N. (2017), Platform Capitalism, London: Polity Press). Ce dernier s’incarne dans la capacité des entreprises à créer, et surtout à capter, de la valeur en devenant des intermédiaires uniques d’un réseau de marchés. Cette captation de valeur concerne également les investisseurs qui misent sur la promesse faite par les entreprises du numérique de contrôler les marchés futurs. Les « start-ups licornes » de la Silicon Valley valorisées à plus d’un milliard de dollars sont emblématiques de cette captation de valeur.

Souvent raconté comme une « ubérisation » de l’économie, le capitalisme de plateforme ne se limite pas aux services mais devient, plus que jamais, un enjeu pour les entreprises industrielles. Celles-ci doivent développer de nouvelles manières de collaborer et de vendre leurs activités productives sous la forme de prestations uniques au sein d’écosystèmes de marchés. Elles sont ainsi censées organiser les marchés plutôt que de les suivre, voire de les subir. Ce passage d’une sous-traitance à une « surtraitance » (Comtesse X. (éd.) (2020), Résilience et innovation, Penser, Chêne-Bourg: Georg), typique des GAFAM dans l’économie des services, n’est encore qu’émergeant dans l’industrie et constitue un enjeu crucial d’avenir pour des régions telles que l’Arc jurassien. Ce défi est d’autant plus grand qu’il remet fondamentalement en question la culture d’entreprise et les recettes qui ont fait leurs preuves au cours des dernières décennies.

Plusieurs projets pionniers dans le domaine de l’industrie 4.0 ont récemment vu le jour en Suisse, notamment dans l’Arc jurassien (pour un compte rendu de ces projets, voir notamment : Comtesse X. (éd.) (2019), Industrie 4.0: The Shapers, Chêne-Bourg: Georg, ainsi que Comtesse (2020), Résilience et innovation, Penser, Chêne-Bourg: Georg). Ces projets mettent à l’épreuve de nouveaux concepts techniques prometteurs. Cependant, ils peinent encore à faire émerger une preuve de valeur, c’est-à-dire une vision convaincante sur la manière de capter de nouveaux revenus commerciaux, une histoire capable de convaincre de grandes entreprises et autres investisseurs à s’engager de manière décisive dans la transformation de l’industrie régionale. Ceci nécessite de réécrire les imaginaires de l’industrie régionale au même titre que ses fondement commerciaux et techniques. Cette histoire n’est pas celle de la Silicon Valley. Elle doit être urgemment développée ensemble.

Ce blog post est inspiré de Jeannerat H. and Theurillat T. (à paraître 2021), When old ‘new industrial spaces’ meet platformized value capture 4.0 (or not), Regional Studies. Une version working paper de cet article peut être demandée par email à hugues.jeannerat@unine.ch

Auteur(s) de cette contribution :

Professeur titulaire à Université de Neuchâtel | 032 718 14 15 | Page Web | Autres publications

Hugues Jeannerat est chercheur et professeur titulaire dans les domaines de l’innovation, de la géographie économique et de l’économie régionale et urbaine. Il travaille depuis plus de quinze ans sur des questions d’innovation régionale en Suisse et en Europe.
Il a réalisé de nombreuses recherches financées notamment par l’Union Européenne, le Fonds national suisse à la recherche scientifique (FNS) dans des domaines multiples tels que l’horlogerie, l’agriculture, le tourisme, les « cleantech », les « medtech », l’automobile, les médias. Il est également un expert de politique d’innovation et de politique régionale. Il a accompli dans ce domaine de nombreux mandats d’étude pour la Confédération (SECO, OFAG et SEFRI) et certains cantons. Il a aussi co-réalisé une recherche prospective sur l’avenir des politiques d’innovation en Suisse.