Notre droit social a environ un siècle et demi d’existence. Historiquement, son armature conceptuelle (et les règles qui en découlaient) fut régulièrement liée aux types d’entreprises majoritaires à chaque époque : fabriques de la révolution industrielle, usines fordistes, économie tertiarisée… Or, voici plusieurs années déjà que l’intelligence artificielle s’est invitée dans le monde du travail, commençant à remodeler le visage de secteurs entiers. L’intelligence artificielle (IA) s’y manifeste sous différentes formes, dont deux nous paraissent actuellement cruciales pour les enjeux propres au droit social, en ce qu’elles viennent tarauder les fondements que ce droit a établis sous l’empire d’autres types d’entreprises :

  1. L’ubérisation, notamment à travers les plateformes d’appariements algorithmiques de l’offre et de la demande de services (VTC, livreurs, libraires, hôteliers, restaurateurs, juristes, financiers, etc.) ;
  2. L’IA au service des ressources humaines (RH), par exemple lorsque l’IA est utilisée pour procéder à des sélections de candidats, poser des pronostics sur leur potentiel professionnel, évaluer leurs performances, voire décider de les licencier.

Chacune de ces deux manifestations de l’IA dans le monde du travail contribue actuellement à ébranler les assises conceptuelles sur lesquelles prend appui le droit social :

  1. L’ubérisation conduit à redéfinir le champ de la protection juridique spécifique accordée aux salariés par rapport aux indépendants. En effet, l’ubérisation rebat les cartes de la relation de travail classique, le lien de subordination n’y étant plus défini de la même manière qu’au sein de l’entreprise tayloriste/fordiste qui avait servi de modèle jusque-là. De manière plus générale, on se voit contraint de poser à nouveaux frais la question suivante : qui est travailleur salarié et qui est employeur ?
  2. Quant à l’IA au service des RH, elle interroge sur la façon dont doit s’organiser le pouvoir dans la relation asymétrique que représente le contrat de travail : concrètement, qui a vocation à évaluer le salarié, l’homme ou la machine ?

À chacune de ces problématiques juridiques, le droit social peut apporter une réponse :

  1. Pour le champ de la protection juridique de la relation de travail, l’enjeu principal consiste à déterminer quel doit être le contrat de droit commun en matière de travail, l’hypothèse la plus protectrice pour les travailleurs étant celle du salariat. Concrètement, doit-on poser une présomption de salariat en faveur des preneurs d’ouvrage dans les relations d’appariements d’offre et de demande par algorithmes ? C’est ce qu’avait fait la Californie, avant qu’un référendum ne remette en cause cette solution – solution qui continue pourtant d’être retenue ailleurs, comme tout récemment en Espagne. D’autres pays européens (par exemple la France et la Grande-Bretagne, avec des caractéristiques propres) ont emprunté la même voie dans la jurisprudence. Dans l’une des rares décisions disponibles en Suisse sur le sujet, les juges ont également qualifié de contrat de travail salarié la relation entre un chauffeur et une société proposant la « conclusion d’accords concernant des services de transport à la demande via des appareils mobiles et des applications web ». En l’occurrence, le raisonnement s’est appuyé, en les actualisant, sur les critères classiques du droit du travail, notamment le lien de subordination. De manière plus générale, et plus politique, les arguments en faveur d’une présomption avantageuse pour les preneurs d’ouvrage sont connus depuis longtemps dans l’histoire du droit social : protection de la partie faible, protection des dépendants économiques, lutte contre la pauvreté, paix sociale, etc. L’incertitude n’a pas encore été totalement levée, même si la tendance actuelle s’oriente vers une affirmation du droit social comme droit protecteur des preneurs d’ouvrage dans les entreprises ubérisées.
  2. Pour l’organisation du pouvoir dans la relation de travail, la protection la plus forte reviendrait à imposer une intervention humaine au cours de tout processus de sélection ou d’évaluation par des algorithmes, afin d’éviter de laisser à la machine la prérogative de juger intégralement de la valeur des salariés (y compris dans les hypothèses où il ne s’agit que de simples postulants à un emploi). Une des solutions imaginées consiste à octroyer un droit subjectif aux individus de ne pas faire l’objet de décisions individuelles automatisées produisant des effets juridiques, comme le règlement européen sur la protection des données (RGPD) le prévoit. Encore faudrait-il que ce droit individuel soit applicable au sein de la relation de travail – et tout au long de celle-ci –, et qu’il puisse être revendiqué sans risque de rétorsion par toute personne concernée. Or, l’effectivité d’un tel droit dans les différentes situations où l’usage de l’IA dans les RH est envisageable n’est pas garantie dans les législations actuelles. À cet égard, l’article 21 de la nouvelle loi fédérale sur la protection des données (LPD), intitulé « devoir d’informer en cas de décision individuelle automatisée », se contente d’un régime bien en-deçà des enjeux à venir dans l’usage de l’IA au travail. C’est donc désormais sur le droit de la protection des données, au sens large, autrement dit sur le droit de la protection de la personnalité, que la réflexion doit porter. Concrètement, des règles doivent encore être imaginées pour garantir la coexistence harmonieuse des possibilités techniques de l’IA et du plein épanouissement des personnes humaines au travail.

C’est à cette condition que le droit social conserverait toute sa fonction dans un monde du travail qui sera, qu’on le veuille ou non, de plus en plus bouleversé par l’IA.

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Aurélien Witzig, docteur en droit, avocat, chargé d'enseignement aux Universités de Neuchâtel et Genève, se spécialise en droit des obligations et en droit social. Ses recherches portent en particulier sur les conséquences juridiques des bouleversements introduits par la numérisation.