Creative IP Lab

On me fait l’honneur d’inaugurer le lancement du Creative IP Lab avec cet article de blog, et c’est avec une thématique transversale à plusieurs Labs du LexTech Institute que j’ai le plaisir de le faire. En effet, la Suisse tient son premier arrêt de violation de brevets dans le domaine des blockchains.  On pourrait presque croire que le Tribunal fédéral des brevets (TFB) a rendu son jugement dans l’affaire O2019_004 cet automne afin que nous puissions dignement inaugurer le Lab. Le 6 octobre 2020 en effet, le TFB a rendu sa décision dans l’affaire Sunshine Software Development GmbH, une société allemande active dans le développement de logiciels, contre Friendz SA, qui développe, produit et distribue des applications dans le domaine du marketing basées sur la blockchain Ethereum.

Cette décision n’est pas révolutionnaire en soi, mais mérite d’être relevée, précisément en raison du domaine sur lequel elle porte. En effet, en matière de blockchains, comme ailleurs dans les logiciels, l’approche open source côtoie l’approche propriétaire basée notamment sur des brevets d’invention. Or, de nombreux brevets ont été déposés ces dernières années sur des applications blockchain (cf. à ce propos une contribution de Charlotte Boulay et moi de 2019 disponible ici, et une seconde contribution parue ce mois-ci rédigée avec Christophe Schaub, disponible ici). On pouvait donc s’attendre à une guerre sur le plan judiciaire visant à gagner des parts du juteux marché des blockchains en écartant des acteurs concurrents. Nous assistons-là à une première bataille sur territoire suisse. Bataille qui n’est pas terminée puisqu’un recours vient d’être déposé au Tribunal fédéral.

Or, le brevet qui a été opposé à la défenderesse n’est pas récent, mais date de … 1999 et est donc tombé dans le domaine public. Alors que les blockchains sont souvent présentées comme étant révolutionnaires, l’innovation consiste bien plus en l’application du système déjà éprouvé du peer to peer à de nouveaux modèles économiques – et sociaux – qu’en une véritable technologie de rupture. Il est vrai qu’elles sont combinées à des systèmes cryptographiques de plus en plus performants, ce qui en fait en partie leur force.

Dans le cas d’espèce, la demanderesse jouissait d’une licence exclusive sur le brevet EP 1 151 591 (le brevet est disponible ici). Ce brevet couvre un système d’accès à des données et de gestion de données et un procédé destiné à un système informatique qui vise à optimiser l’accès aux données et leur traitement dans des structures informatiques distribuées et en réseau. Basée sur un protocole peer to peer, l’invention doit permettre de fournir des données le plus rapidement possible, tout en veillant à ce que les transmissions soient aussi résistantes aux pannes que possible. En outre, l’invention doit garantir le fonctionnement du système informatique distribué et en réseau, même en cas de défaillance des dispositifs fournissant les données. La technologie protégée par le brevet fonctionne en particulier sur la blockchain Ethereum.

La défenderesse, de son côté, distribue une application pour plateformes mobiles appelée « Friendz App », qui permet aux utilisateurs de partager des contenus numériques. Pour la création de contenu numérique et l’interaction avec ce contenu, les utilisateurs reçoivent des « Z-Credits », qui peuvent être échangés contre des « FriendzTokens ». Le « Friendz Token » est un jeton (une unité transférable sur la blockchain) basé sur la norme ERC20 (« Ethereum Request for Comments 20 »). La norme ERC20 définit les fonctions qu’un smart contract doit avoir pour être considéré comme un jeton ERC20. En mars 2018, le défendeur a effectué une « Initial Coin Offering » (ICO), permettant aux tiers intéressés d’acquérir des Friendz Tokens en échange de la cryptomonnaie Ether (ETH). Selon le défendeur, un total de 392 millions de Friendz Tokens a été vendu et 22 868 unités d’Ether ont été collectées, représentant une valeur de 10 à 20 millions d’USD en mars 2018.

La demanderesse faisait valoir que les transactions avec les Friendz Tokens (notamment leur envoi à des destinataires externes) effectuées avec l’application de la défenderesse pouvaient conduire à ce que les jetons ERC20 ou les transactions correspondantes des smart contracts soient cartographiés dans la blockchain Ethereum. Or, comme, selon la demanderesse, le logiciel Ethereum violerait les revendications du brevet en cause dans certaines constellations, la distribution de la « Friendz App » constituerait également une violation du brevet, imputable à la défenderesse.

La défenderesse a réfuté l’argument selon lequel la blockchain Ethereum tombe sous le coup du brevet en question. Mais elle fait également valoir que les unités informatiques et de stockage, par définition décentralisées et indépendantes, de même que les transactions de tiers, inconnus, ne peuvent en aucun cas être attribuées à la défenderesse en vertu du droit des brevets ; elle ne pourrait dès lors être tenue responsable d’éventuelles violations de brevet qui auraient lieu dans ce réseau. Le TFB a rejeté cet argument. En effet, en émettant des jetons basés sur la norme ERC20, la défenderesse utilise sciemment et volontairement le logiciel Ethereum. Le fait que ce logiciel fonctionne sur des ordinateurs qui ne lui appartiennent pas est sans importance.

Cela étant, sur le fond, le TFB considère que le brevet n’a pas été violé, car, en interprétant correctement la revendication principale, il constate qu’aucune donnée n’est transférée dans la blockchain Ethereum.

Cette décision est également intéressante en termes procéduraux. En effet, les conclusions tendaient avant tout à obtenir des informations sur les transactions effectuées avec des jetons Ethereum natifs (ETH et ERC20) et des Friendz Tokens (FDZ), ainsi que des extraits de comptes des portemonnaies électroniques (wallets) utilisés. Or, le Tribunal fédéral exige que les conclusions soient formulées de façon suffisamment claire et précise, de manière à ce que la demande puisse faire l’objet d’une décision et que la partie qui doit la mettre en œuvre sache quel comportement est attendu d’elle (cf. notamment ATF 137 III 617, c. 4.3 ; Arrêt A-7040/2009 du 30 mars 2011, c. 3.2.).

Selon la défenderesse, les demandes d’information et de comptabilité n’étaient ni appropriées ni nécessaires, et il n’était pas possible pour la défenderesse de s’y conformer dans la mesure demandée. Pour des raisons techniques en effet, la défenderesse ne se considérait pas en mesure de fournir des informations sur les destinataires des jetons et les transactions sur le marché secondaire. Or, pour le TFB, le fait que la défenderesse, sans qu’il y ait faute de sa part, ne soit pas en possession de ces informations et qu’elle ne puisse pas les obtenir ne signifie pas que la demande a été formulée de façon indéterminée, mais que la demande doit être rejetée. Ce que le TFB a fait.

Nous sommes toutes et tous évidemment impatient-e-s de lire la décision du Tribunal fédéral dans cette affaire. Elle peut être déterminante en ce qu’elle contribuera à fixer le cadre juridique du développement des nouveaux modèles d’affaires autour des blockchains (en particulier les smart contracts et les DAOs) dans un des pays les plus innovants et ouverts en la matière. Car la personne (physique ou morale) qui arrivera, sur la base d’un brevet, à bloquer l’utilisation d’une blockchain majeure, quelle qu’elle soit, jouira d’un monopole phénoménal et potentiellement dévastateur.

Décision O2019_004 du Tribunal fédéral des brevets du 6 octobre 2020, disponible ici.

 

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Professeur de droit de l'innovation à l'Université de Neuchâtel. Co-fondateur du Centre pour la Propriété Intellectuelle et l'Innovation [PI]2 et du Master transversal en innovation. Avocat. Juge non permanent au Tribunal fédéral suisse des brevets. Passionné par les nouveaux modèles d'innovation et l'impact de la technologie sur la société. Aime tout avec du chocolat.