La société a besoin de dispositifs institutionnels pour résoudre les conflits. Et ces dispositifs doivent être en adéquation avec les réalités économiques et sociales qu’ils entendent traiter. Depuis la fin des années 1990, alors que le développement de l’Internet a généré de nouveaux types de transactions et de litiges, il a également suscité l’apparition de nouveaux modes de résolution des litiges en ligne (« ODR » ; Online Dispute Resolution). Des entreprises comme iCourthouse ou Cybersettle ont expérimenté des outils en ligne pour résoudre des contentieux civils et commerciaux. Dans les années 2000, eBay a mis en place son propre outil pour régler les litiges entre utilisateurs de la plateforme. À leurs débuts, les ODR ont été considérés comme une transformation radicale des systèmes traditionnels de règlement extrajudiciaire des litiges (« ADR » ; Alternative Dispute Resolution) tels que la médiation et l’arbitrage. Katsh et Rifkin ont d’ailleurs introduit le concept de technologie comme « quatrième partie » dans les procédures de résolution des conflits de manière à souligner le rôle fonctionnel de la technologie pour accompagner les parties dans leur recherche d’un accord « à l’ombre du droit » (Katsh Ethan / Rifkin Janet, Online Dispute Resolution: Resolving Conflicts in Cyberspace, San Francisco, 2001, p. 21).

Différents protocoles susceptibles de fonctionner sans aucune implication humaine ont été proposés. Il s’agissait d’un « tournant juridique » important par rapport aux ADR, car le processus était géré par un algorithme censé analyser les interactions entre les parties pour parvenir à un accord efficace. Cependant, malgré un certain nombre d’avantages par rapport aux tribunaux traditionnels, l’industrie des ODR n’a pas véritablement réussi à s’imposer. Certaines raisons étaient inhérentes à la conception des systèmes ODR. D’autres raisons renvoient à des contraintes ex ante (accès) ou à des limitations ex post (réputation). La plupart des systèmes de négociation automatisée ont été développés par des entreprises privées sur une base contractuelle. Par conséquent, même si une décision était prise par le biais d’un mécanisme ODR, il n’y avait aucune garantie qu’elle serait acceptée par les parties et appliquée. De ce fait, en l’absence d’un dispositif institutionnel tel que l’imperium des tribunaux, les solutions ODR n’ont vraiment fonctionné que dans des circonstances où elles étaient soutenues par des mécanismes suffisamment puissants pour faire appliquer les décisions, comme dans le cas de conflits entre compagnies d’assurance (Cybersettle) ou entre consommateurs sur de grandes plateformes d’échange telles que eBay.

Comme le notent Rabinovich-Einy et Katsh : « L’ODR a été un succès lorsque sa conception répondait à des niveaux adéquats de confiance, d’expertise, de commodité et d’efficacité » (Rabinovich-Einy Orna / Katsh Ethan, Blockchain and the Inevitability of Disputes: The Role for Online Dispute Resolution, Journal of Dispute Resolution, vol. 47, 2019, p. 72). Si l’un de ces éléments n’est pas présent, le système manque d’efficacité. Au cœur de la résolution des litiges se trouve le concept de légitimité, qui repose en fin de compte sur la confiance (confiance dans le système, confiance dans le processus et confiance dans son équité) et donc sur la volonté de se conformer aux résultats.

La sécurité juridique est au cœur du débat. Pour qu’une solution ODR soit adoptée, il semble nécessaire qu’une autorité centrale favorise son adoption, suive sa mise en œuvre et s’assure que les processus qui l’accompagnent fonctionnent de manière équitable et efficace. Même si les solutions centralisées sont généralement coûteuses et ne sont pas exemptes de problèmes de confiance, on a le plus souvent considéré que ces solutions étaient largement incontournables. Pourtant certains sont aujourd’hui convaincus que cette situation n’est plus aussi évidente du fait de l’émergence d’une nouvelle forme de justice décentralisée favorisée par le développement de la technologie blockchain.

La blockchain est en effet un type particulier de technologie de registre distribué (« DLT »), autrement dit, une manière d’enregistrer et de partager des données entre plusieurs blocs où chacun possède exactement les mêmes enregistrements de données qui sont collectivement maintenus et contrôlés par un réseau distribué de serveurs informatiques appelés nœuds. Au lieu d’avoir un validateur unique (p.ex. une banque centrale), le système s’appuie sur un réseau décentralisé de validateurs anonymes (ou « mineurs ») pour maintenir et mettre à jour les copies du « grand livre » distribué.

La principale innovation à l’origine de la technologie blockchain est un moyen ingénieux d’établir un consensus entre les validateurs sur l’enregistrement correct des transactions. Un tel consensus exige (i) que les utilisateurs ne dépensent pas deux fois les mêmes ressources et (ii) que l’on puisse faire confiance aux validateurs pour mettre à jour le grand livre avec précision. La première application de la technologie blockchain a eu lieu dans le secteur financier, avec des crypto-monnaies telles que le bitcoin. Cependant, à un niveau plus fondamental, la blockchain a apporté une réponse potentielle au problème de confiance qui avait affecté les premières solutions ODR. Grâce à la blockchain, la confiance semblait pouvoir être produite à l’aide d’un processus de décision décentralisé.

Dans le même temps, le lancement de la blockchain Ethereum en 2015 a fait entrer le concept de smart contracts (contrats intelligents) dans le grand public. Les smart contracts sont des programmes qui s’exécutent automatiquement lorsque certaines conditions fixées à l’avance sont remplies. Un accord encodé dans un smart contract peut ainsi être exécuté de manière irrévocable sans qu’une autorité centrale ne soit nécessaire pour le faire respecter. De cette manière, les blockchains peuvent gérer des accords qui réduisent le risque de comportement opportuniste des agents et apportent la sécurité juridique qui faisait défaut aux systèmes ODR. Les systèmes de résolution des litiges codés en tant que smart contracts dans les blockchains portent ainsi la promesse de pouvoir garantir l’exécution de leurs décisions.

D’un point de vue analytique, les économistes considèrent généralement la question de la coordination sociale à travers les incitations nées des règles mises en place par les organisations et les institutions. Pour le dire simplement, la coordination économique consiste à aligner les incitations au sein des systèmes de règles. La question de la conception de mécanismes incitatifs « optimaux » joue un rôle central dans la théorie économique. Dans un cadre de mechanism design, le concepteur part d’un objectif souhaité et définit ensuite comment un mécanisme (un jeu) peut être conçu pour l’atteindre. Il s’agit donc de comprendre comment les institutions affectent les interactions entre les agents qui sont censés agir stratégiquement pour atteindre leurs propres objectifs.

Les concepteurs des premiers systèmes ODR tentaient d’utiliser la technologie pour créer des institutions. Mais, en général, ils ont négligé les bases du mechanism design. La blockchain Bitcoin est un exemple concret de la manière dont une conception intelligente des mécanismes peut créer une structure institutionnelle qui incite efficacement un réseau distribué d’ordinateurs anonymes à parvenir à un consensus sur un état unique d’un grand livre. Cette nouvelle discipline combinant la cryptographie et la théorie économique pour créer des réseaux distribués sécurisés a été baptisée cryptoéconomie.

Auteur(s) de cette contribution :

Bruno Deffains
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Professeur en sciences économiques à l'Université de Paris II Panthéon-Assas, Centre de recherche en économie et droit (CRED).